Au Pérou, l’éviction du Président Vizcarra révèle la défaillance des institutions politiques

Peu épargné par la crise sanitaire du Covid-19, le Pérou connaît une profonde crise politique depuis plusieurs mois.

La destitution du Président Vizcarra le 9 novembre a entraîné un soulèvement populaire sans précédent. Son successeur, Manuel Merino, a été forcé de démissionner seulement cinq jours après sa prise de fonctions. C’est désormais un gouvernement intérimaire mené par Francisco Sagasti qui a la lourde tâche de gérer la crise sanitaire, préparer le pays à de nouvelles élections au printemps 2021 tout en posant les bases d’une réforme constitutionnelle qui apparaît plus que jamais nécessaire. 

A 105 voix contre 19, le Congrès de la République du Pérou a voté, le 9 novembre dernier, la destitution du Président Martin Vizcarra. Visé par des allégations de corruption lorsqu’il était gouverneur en 2014 et critiqué sur sa gestion de la crise sanitaire, Martin Vizcarra n’a pas échappé à la sentence du Congrès; lui qui était devenu Président en mai 2018 après que son prédécesseur, Pedro Pablo Kuczynski, ait été forcé de démissionner, faisant face lui aussi à des accusations de corruption. C'est le président du Congrès, Manuel Merino, qui a pris la succession de M. Vizcarra. 

Le renversement de Martin Vizcarra et l'arrivée au pouvoir de Manuel Merino ont déclenché une vague de contestations au Pérou. D’importantes manifestations se sont tenues pendant plusieurs jours. Lors des manifestations du 14 novembre, deux jeunes péruviens ont trouvé la mort, victimes de tirs par balle de la police. Une centaine d’autres manifestants et journalistes ont été blessés ce jour-là. Face à une situation chaotique, Manuel Merino, qui était resté très discret jusque là, a démissionné le 15 novembre, seulement cinq jours après avoir pris ses fonctions. Le lendemain, le Congrès procédait au renouvellement d’une partie des députés et nommait Francisco Sagasti comme Président par intérim. 

Martin Vizcarra poussé vers la sortie par le Congrès

Malgré sa gestion critiquée de la crise sanitaire et les accusations de corruption le concernant, Martin Vizcarra bénéficiait encore d’un certain soutien au sein de la population péruvienne et pour beaucoup sa destitution constitue un coup d’Etat parlementaire. Un sondage paru quelques jours après la destitution de M. Vizcarra montrait que 91% des péruviens s’opposaient au gouvernement de Manuel Merino. L’arrivée de Manuel Merino au pouvoir n’était en effet pas accidentelle : le député du parti de centre-droit Accion Popular, qui était jusque-là président du Congrès, a œuvré en coulisses pendant des mois pour faire voter la destitution de Martin Vizcarra. Déjà en Mai 2020, il avait poussé les députés à déclarer l'incapacité morale du Président Vizcarra, avant de se raviser. 

C’est d’ailleurs cette notion d'incapacité morale qui est au cœur des débats dans la crise politique au Pérou. C’est à l’origine un motif prévu par la Constitution qui permet au Congrès de déclarer qu’un Président n’a plus les facultés mentales nécessaires pour diriger le pays. La présidence est alors jugée vacante et le Congrès est chargé de nommer un nouveau Président. Or, depuis l’année 2000 et l’exil du Président Alberto Fujimori (accusé de corruption et de violations des droits de l’homme) au Japon, cette notion d’incapacité morale a pris un autre sens. A l’époque, ce motif avait été utilisé pour permettre de déclarer la présidence comme vacante et organiser une transition politique. Le Congrès avait alors fait une interprétation large de la définition de l’incapacité morale prévue par la Constitution, en se prononçant sur l'immoralité du Président plutôt que sur ses capacités mentales.

Vingt ans plus tard, force est de constater que cette interprétation à fait jurisprudence et constitue désormais une arme redoutable pour le Congrès. Les députés se sont en effet servis de cette subtilité pour déclarer qu’en raison des accusations de corruption à l’encontre de M.Vizcarra, celui-ci était dans “l’incapacité morale” de gouverner. Qu'elle soit légitime ou non, l’éviction de Martin Vizcarra par le Congrès a révélé toute l’ampleur du conflit qui existe au Pérou entre les pouvoirs exécutif et législatif; un affrontement qui s’est cristallisé autour des questions de la lutte contre la corruption ces dernières années. 

Un bras de fer institutionnel autour de la lutte contre la corruption

Depuis les élections présidentielles de 2016 et le refus de Keiko Fujimori, leader de la droite péruvienne, de reconnaître sa défaite, les pouvoirs législatif et exécutif n’ont cessé de s’affronter. Au cœur de ce bras de fer, la question de la lutte contre la corruption. C’est la principale préoccupation des péruviens depuis 2016 et les révélations liées à l’affaire “Car Wash” (ou Lava Jato) au Brésil. Cette affaire a dévoilé un réseau international de corruption basé sur l’attribution de contrats publics par des élus en échange de pots de vin. De nombreux présidents et membres de gouvernements latino-américains ont été visés par ce scandale et au premier plan, le Pérou. En effet, quatre anciens Présidents de la république péruvienne ont été reliés à l’affaire “Car Wash” par les enquêteurs : Alan Garcia, Alejandro Toledo, Ollanta Humala ainsi que Pedro Pablo Kuczynski, destitué en 2018. L’affaire n’a pas éclaboussé que les anciens chefs de gouvernement au Pérou puisque soixante-huit députés actuellement en poste sont concernés par des allégations de corruption. Or, la Constitution péruvienne offre aux membres du Congrès une immunité parlementaire contre toute procédure judiciaire. 

Dans ce contexte, dès sa prise de fonctions en 2018, Martin Vizcarra s’était engagé à passer des réformes afin de lutter contre la corruption au sein des institutions politiques péruviennes. Cela s’est concrétisé via l’adoption par référendum en décembre 2018 d’une série de réformes limitant le financement privé des campagnes politiques et le cumul des mandats pour les députés. Mais les ambitions du Président se sont rapidement heurtées à la résistance du Congrès où l’opposition était majoritaire. Cette situation a amené Martin Vizcarra à acter la dissolution du Congrès en septembre 2019, alors que le Président était lui-même menacé de destitution de la part des députés. Les élections législatives de janvier 2020 ont rebattu les cartes et devaient permettre à Martin Vizcarra d’écarter une partie de l’opposition. Cependant, la nouvelle configuration du Congrès n’a jamais permis de dégager une majorité forte et d’apporter à Martin Vizcarra le soutien parlementaire qu’il souhaitait. 

Le pouvoir exécutif affaibli par la crise sanitaire

Au cœur de ce bras de fer politique, l’éruption de la crise sanitaire liée au COVID-19 a durement affecté le Pérou. C’est même le pays d’Amérique latine ayant connu le plus de décès liés au coronavirus par rapport à sa population. La pandémie et les mesures strictes prises par le gouvernement pour y faire face ont fortement impacté l’économie péruvienne. Le PIB péruvien s’est contracté de 30,2% au deuxième trimestre 2020 (INEI - Instituto Nacional de Estadísticas e Información), affecté par la chute de la demande domestique et des exportations. Sur l’année 2020, le PIB devrait se contracter de 13,9% selon les prévisions du FMI. En octobre le taux de chômage s’élevait à plus de 17%. La conjoncture sanitaire et ses conséquences sur l’économie ont mis en danger Martin Vizcarra et affaibli sa position face au Congrès. 

Le Pérou, comme beaucoup de pays d’Amérique latine, a été particulièrement exposé à la crise sanitaire. Les infrastructures de santé sous-développées, l’importance du secteur informel et le manque de leviers financiers pour soutenir l’économie sont autant de facteurs aggravants dans un contexte de crise sanitaire comme celui de l’année 2020. 

Des réformes nécessaires dans un contexte difficile

Le nouveau Président par intérim, Francisco Sagasti, a donc un agenda chargé devant lui. Technocrate centriste de 76 ans, il est arrivé en politique en 2016 après une longue carrière dans la société civile. Aux yeux des députés péruviens, sa capacité à rassembler en fait le candidat idéal pour sortir le pays de la crise politique. Mais il est aussi peu expérimenté et dispose de peu de temps pour rétablir une stabilité politique au Pérou. 

M. Sagasti doit reprendre la gestion de la crise sanitaire tout en préparant le pays aux élections d’avril 2021. Il devra également superviser plusieurs enquêtes décisives pour les prochains mois. La justice péruvienne doit en effet statuer sur les suites à donner aux accusations de corruption contre Martin Vizcarra et le bien-fondé de sa destitution. Elle doit également enquêter sur les exactions de la police lors des manifestations, qui ont mené à la mort de deux manifestants. Lors de son inauguration, Francisco Sagasti leur a rendu hommage et à assurer qu’il n’y aurait pas d’impunité. Ces décisions judiciaires pourraient être déterminantes dans les élections qui doivent avoir lieu en avril 2021. 

Francisco Sagasti pourrait même aller plus loin et poser les premières bases d’une réforme constitutionnelle qui viserait à redéfinir les prérogatives des pouvoirs judiciaire et législatif. En effet, les dernières années marquées par l’affrontement entre le pouvoir exécutif et législatif ont révélé la faiblesse du pouvoir judiciaire au Pérou et son rôle d’arbitre. La Cour constitutionnelle péruvienne a été sollicitée à plusieurs reprises ces derniers mois pour redéfinir les contours de la notion d’incapacité morale et statuer sur le bien-fondé de la destitution de Martin Vizcarra. A chaque occasion, les juges ont botté en touche, refusant de se prononcer sur le fond ou estimant que le timing n’était pas le bon. 

Le mandat 2016-2021 aura vu quatre présidents se succéder à la tête du pays, une vie politique paralysée par les affrontements internes et un État bousculé par les nombreuses affaires de corruption. Malgré le renouvellement d’une partie des sièges et l’impopularité de ses membres parmi les péruviens, le Congrès reste très influent et pourrait encore peser dans les élections d’avril 2021.