Amérique latine : perspectives 2024

Décryptage des dynamiques politiques, économiques et régionales qui façonneront la région en 2024.

Photo: Luis Astudillo C. - Cancillería del Ecuador (CC BY-SA 2.0)

Photo : Luis Astudillo C. - Cancillería del Ecuador

En Bref

L’année 2024 en Amérique latine et Caraïbes devrait être marquée par une vie politique encore mouvementée où les nouvelles figures politiques disposent de peu de marge de manoeuvre pour passer leurs réformes. Le ralentissement de la croissance (à 2,2% en 2023 et 1,9% en 2024) pourrait s’inscrire dans la durée au vu de la dégradation des conditions externes et notamment la décélération de la croissance chinoise. Face à cette tendance, les gouvernements latino-américains devront trouver les leviers nécessaires pour consolider certains secteurs clés dans lesquels la région dispose d’avantages comparatifs indéniables. L’élection américaine en novembre 2024 devrait apporter son lot d’incertitudes et mettre la lumière sur la thématique de la migration, un sujet qui prend de plus en plus de place dans l’agenda politique de la région.

Un renouveau politique au détriment des réformes

Sur le plan politique, l’année 2023 a mis fin à l’illusion d’un “virage à gauche” annoncé par certains après l’élection de Petro en Colombie et le retour de Lula au Brésil. Au contraire, c’est bien la tendance au “dégagisme” des élites qui continue de se vérifier et qui a plutôt porté des personnalités de droite au pouvoir en 2023 telles que Daniel Noboa en Equateur, Santiago Peña au Paraguay et Javier Milei en Argentine. Au Guatemala, l’élection d’Arévalo, homme politique de gauche, témoigne également d’une demande de renouveau politique dans la région.

L’apparition de nouvelles figures politiques, plus ou moins populistes (et opportunistes), a renversé l’hégémonie de certains partis traditionnels dans la région, consacrant la figure individuelle d’un ou une candidat(e) outsider mais non soutenu(e) par une machine politique. Cette évolution a peut-être occulté l’importance des partis. En effet, plusieurs personnalités politiques élues sur une promesse de renouveau se sont retrouvées élues sans majorité (car sans ancrage local) ou bien limitées par les institutions du pays. Ces gouvernements qui promettent de renverser la table n’ont alorspas la marge de manœuvre pour faire les réformes promises et sont soit contraints de nuancer leur propos (quitte à perdre la prochaine élection), ou soit “empêchés” par les pouvoirs parlementaire ou judiciaire.

Dans la région, seuls Nayib Bukele (Salvador), AMLO (Mexique) et Luis Abinader (République Dominicaine) continuent debénéficier detaux de popularité étonnement hauts. Trois chefs d’Etat qui ont plusieurs points en commun : ils ont tous les trois représentés une rupture avec l’establishment politique dans leur pays et ils disposent tous d’une majorité forte au Congrès. Luis Abinader a fait de la lutte contre la corruption l’un de ses fers de lance tout en adoptant une posture de fermeté face à l’immigration venant d’Haïti. AMLO a considérablement augmenté les dépenses sociales en faveur des plus modestes et Nayib Bukele a mis en place une politique ultra-répressive contre le crime organisé. Autre point commun et hasard des calendriers électoraux, ces trois présidents voient leur mandat se terminer en 2024. Au Mexique, c’est Claudia Sheinbaum qui semble en bonne position pour reprendre le flambeau d’AMLO. En République Dominicaine, Luis Abinader souhaite briguer un second mandat, tout comme Nayib Bukele au Salvador (ce malgré une entorse à la Constitution qui n’autorise pas deux mandats de suite). D’autres élections présidentielles auront lieu en 2024, notamment au Panama et en Uruguay.

Normalisation politique contre dérive autoritaire

La popularité d’Abinader et celle de Bukele illustrent une demande de plus en plus forte d’ordre et d’autorité. Une tendance que l’on a pu constater au moment de l’élection de Daniel Noboa en Equateur et de Javier Milei en Argentine, élus sur des programmes de fermeté vis-à-vis du narcotrafic et de la délinquance. Dans ce contexte, aussi marqué par l’attaque à Brasilia des pro-bolsonaristes ou les manifestations contre le pouvoir au Pérou, on pourrait craindre une montée de l’autoritarisme dans la région. Néanmoins, l’année 2023 a montré que les institutions politiques dans de nombreux pays jouaient pleinement leur rôle de contre-pouvoir. Une “normalisation politique” qui s’illustre par un plus grand contrôle des différents pouvoirs entre eux et un fonctionnement plus indépendant des institutions, qu’il s’agisse du pouvoir législatif, des autorités judiciaires, des médias, des banques centrales ou des processus électoraux.

Les nouvelles figures à la tête des Etats latino-américains voient en effet leurs ambitions se heurter à des institutions qui s’affirment. En Colombie, Gustavo Petro est contraint de négocier avec le Congrès pour faire passer ses réformes ambitieuses et radicales. Au Chili, les tentatives de modification de la Constitution ont été rejetées par deux fois lors de référendums. Au Pérou, la crise politique du début d’année s’est atténuée et Dina Boluarte reste dans une position vulnérable. En Argentine, Javier Milei a nuancé sa position sur ses réformes économiques dès son élection. Comme beaucoup de ses homologues dans la région, le président argentin ne dispose pas d’une majorité au Congrès. Au Guatemala, le Tribunal électoral a confirmé à plusieurs reprises l’élection d’Arevalo, ce malgré les manœuvres de plusieurs procureurs cherchant à faire barrage au président élu. Ainsi, même dans les cas où ils sont menacés, comme au Guatemala ou en Equateur, les processus électoraux semblent toujours plier mais sans jamais rompre, indiquant une certaine résilience des démocraties dans la région.

Ces affrontements institutionnels entre les différents pouvoirs entravent l’avancée des agendas politiques et le passage de réformes d’envergure. En 2024 et au-delà, cette tendance devrait subsister jusqu’à ce qu’on assiste à un vrai bouleversement des forces politiques et que les figures émergentes de ces dernières années construisent une base politique solide et un véritable ancrage local. D’ici là, la vie politique dans les pays latino-américains devrait continuer à être mouvementée et quelque peu imprévisible. Les tergiversations politiques appellent à la prudence mais cette “normalisation” pourrait progressivement réduire l’impact du risque politique sur l’activité économique.

Une croissance ralentie face à un environnement externe délicat

En 2023, la région Amérique latine et Caraïbes devrait connaître une croissance de son PIB de 2,2% selon les données récentes de la CEPAL. Un niveau en baisse par rapport à l’année 2022 (4,1%) qui reflète une tendance globale. Parmi les sous-régions, l’Amérique du sud connaît la plus faible croissance (1,5%), les Caraïbes voient leur croissance quasiment divisée par deux en un an (3,4% en 2023 contre 6,4% en 2022) alors que la zone Amérique centrale et Mexique enregistre une croissance de 3,5%.

Ce ralentissement s’explique par plusieurs facteurs qui pèsent en particulier sur les exportations des pays latino-américains. Tout d’abord, la baisse des cours des matières premières, après une augmentation en 2022 liée à l’invasion de la Russie en Ukraine a pénalisé les pays latino-américains ; même si la remontée des prix de l’énergie depuis avril 2023 a permis à certains pays de relativiser cette tendance. De plus, la hausse des taux d’intérêts directeurs, enclenchés depuis 2021 dans la région pour lutter contre l’inflation, a entraîné une baisse de la demande interne ainsi qu’une appréciation des monnaies nationales, pénalisant la compétitivité des exportations latino-américaines. L’inflation et le resserrement monétaire opéré dans les pays développés (Europe, Etats-Unis, Royaume-Uni) ont freiné la consommation dans ces pays et donc la demande vis-à-vis des produits exportés par les pays latino-américains. Enfin, les événements climatiques, notamment en Amérique du sud, ont là aussi impacté les économies locales et en particulier les productions agricoles destinées à l’export. Sur le premier semestre 2023, la région a vu la valeur de ses exportations baisser de 2,7% en rythme annuel. Une baisse à la fois en prix et en volume, et principalement concentrée sur les exportations extra-régionales.

Dans une région qui reste donc fortement exposée à la conjoncture internationale et aux chocs externes, de nombreux pays enregistreront un taux de croissance plus faible que prévu en 2023 : Argentine, Bolivie, Colombie, République Dominicaine, Equateur, Honduras, Pérou, Uruguay et Venezuela. Néanmoins, le Brésil et le Mexique (et le Costa Rica dans une moindre mesure) se distinguent par une croissance supérieure aux attentes. Les deux pays représentent à eux deux environ 60% du PIB de la région.

L’économie mexicaine n’a cessé de surpasser les prévisions en 2023 avec une croissance prévue autour de 3,18%. La bonne gestion budgétaire et fiscale du gouvernement, la maitrise de l’inflation, le boom du nearshoring et la robustesse du peso mexicain sont autant de facteurs qui ont permis au Mexique de connaître un tel dynamisme économique. Le pays est de moins en moins dépendant des cours des matières premières et voit son secteur manufacturier se renforcer avec d’importants investissements étrangers dans le nord.

Au Brésil, l’activité économique a agréablement surpris les observateurs. Malgré des prévisions pessimistes en fin d’année 2022 (1% de croissance prévue), la première économie d’Amérique latine devrait connaître un taux de croissance entre 2,8% et 3%. Le Brésil a vu ses exportations agricoles (et particulièrement le soja) augmenter, se substituant parfois à l’Ukraine ou à la Russie et profitant de la levée des restrictions en Chine. Là aussi, la bonne gestion de l’inflation, la force du real brésilien et la perspective d’une réforme fiscale majeure, récemment adoptée, ont favorisé l’afflux de capitaux dans le pays.

Vers un cycle de croissance modérée ?

En 2024, la croissance du PIB de la région devrait rester positive mais ralentir à nouveau, à 1,9% selon les estimations de la CEPAL. Un niveau qui correspondrait là aussi à une conjoncture externe peu favorable pour la région. Les banques centrales de la région vont devoir amorcer une baisse progressive de leur taux d’intérêt, à mesure que l’inflation baisse et en fonction de l’évolution des politiques monétaires dans les pays développés.

Si la baisse progressive des taux d’intérêts devrait re-dynamiser la consommation interne, le contexte international restera complexe. Le ralentissement de la croissance de la Chine (4,9 % sur un an au troisième trimestre 2023) sera un facteur déterminant qui pourrait fortement impacter les économies latino-américaines, alors que le géant asiatique est devenu ces vingt derniers années le second partenaire commercial de la région. Ce sont en particulier les pays exportateurs de métaux et de denrées agricoles vers la Chine qui seront affectés : Chili, Argentine, Brésil, Pérou.

En 2024, le phénomène de nearshoring devrait continuer à se développer au Mexique mais pas seulement. Le Mexique attire de nombreuses entreprises, principalement asiatiques, grâce à sa proximité avec les Etats-Unis et le rapport qualité/prix de sa main d’oeuvre. Toutefois, les défis liés à la logistique (trafic routier congestionné), à la sécurité et à l’alimentation en électricité exigent des investissements importants de la part du gouvernement mexicain. Ces défis pourraient pousser certaines entreprises à privilégier les voies maritimes ou à s’établir plus au sud du pays, voire dans les pays d’Amérique centrale (notamment pour l’industrie du textile) où la main d’oeuvre est encore moins chère.

Le ralentissement de la croissance chinoise et du commerce international mais aussi les impératifs écologiques laissent penser que la région pourrait connaître une période plus modérée sur le plan économique,avec des taux de croissance autour de 2%. Une tendance qui doit pousser les économies latino-américaines à repenser leurs modèles et a favoriser les dynamiques internes. La région reste attractive dans certains secteurs clés comme la santé, l'agro-industrie, l’éco-tourisme et les énergies renouvelables. Cependant, le niveau des investissements nationaux reste faible. Pour attirer plus de capitaux, les Etats latino-américains doivent concentrer leur efforts sur trois piliers : l’amélioration du climat des affaires, la promotion de secteurs stratégiques et le développement des infrastructures. Un meilleur ciblage des dépenses sociales, le développement et la régulation de certains secteurs (digital, emploi à la demande, logistique du dernier kilomètre) doivent également permettre d’augmenter l’emploi formel et les recettes fiscales.

Le régionalisme latino-américain remis en question

À l’échelle de la région, l’année 2023 a été à nouveau marquée par un manque d’unité, favorisé par les différentes alternances politiques. En revenant au pouvoir en janvier 2023, le président brésilien Lula à tout de même essayé de donner un nouveau souffle aux initiatives régionales, occupant le devant de la scène sur de nombreux sujets. Mais les positions du président brésilien ont plutôt divisé la région. Refusant de condamner clairement l’invasion de la Russie en Ukraine, apportant son soutien à Nicolas Maduro, Lula a semblé découvrir une région bien plus divisée qu’il ne l’avait laissé en 2010 à la fin de son second mandat.

Les alternances politiques, le développement des relations commerciales avec la Chine, la crise liée au Covid-19 et l’apathie de certains projets régionaux comme le Mercosur ont favorisé un repli sur soi des Etats latino-américains mais aussi une plus grande autonomie et flexibilité dans leurs positions diplomatiques. Une tendance illustrée par les divergences d’opinions des chef(fe)s d’Etat sur le conflit entre l’Ukraine et la Russie, le conflit israëlo-palestinien et la réhabilitation de Nicolas Maduro au Venezuela. L’affrontement commercial entre la Chine et les Etats-Unis dans la région fragilise également la cohésion diplomatique. Après avoir échoué à obtenir un traité commercial avec les Etats-Unis, l’Uruguay cherche aujourd’hui à développer ses relations commerciales avec la Chine, quitte à remettre en question sa participation dans le Mercosur.

L’année 2023 a été celle du retour du Venezuela sur la scène régionale. Réhabilité par Lula ainsi que par Gustavo Petro, Nicolas Maduro a retrouvé une place politique forte dans la région notamment grâce à la levée progressive des sanctions américaines. Le président vénézuélien s’est engagé à organiser en 2024 des élections démocratiques auxquelles participera l’opposition. Un sujet qui devrait animer l’actualité de la région dans les prochains mois. De nombreuses inconnues demeurent quant à la candidature de la nouvelle figure de l’opposition, Maria Corina Machado, le vote des émigrés vénézuéliens et les velléités du régime de Maduro sur la région Essequibo au Guyana.

Migration et transition énergétique : les deux défis régionaux de 2024

En 2024, les questions migratoires devraient être au cœur des relations diplomatiques entre les Etats-Unis, le Mexique et les pays d’Amérique centrale. Les élections présidentielles américaines vont faire de ce sujet une priorité, alors que les flux migratoires ont connu une hausse record cette année : sur les huit premiers mois de 2023, le Mexique a vu une hausse de 62% d’entrées de migrants par rapport à la même période en 2022. Les migrants arrivant au Mexique proviennent principalement des pays d’Amérique centrale mais aussi de plus en plus d’Haïti, du Venezuela et de l’Equateur.

La crise migratoire en Amérique centrale se concentre également au Darien Gap, une jungle entre le Panama et la Colombie qui est le principal point de passage de l’Amérique du sud vers l’Amérique du nord. Le nombre de passages de migrants au Darien Gap a presque quadruplé depuis 2021. L’explosion des flux migratoires dans cette zone s’est transformée en un sujet de politique interne aux Etats-Unis. Le Congrès américain met la pression sur Joe Biden pour adopter des mesures plus restrictives sur les politiques d’asile et de visas.

Enfin, le défi le plus ambitieux mais aussi le plus pressant pour la région est certainement celui de la lutte contre le réchauffement climatique. Très touchés ces dernières années par des épisodes climatiques sévères, les Etats latino-américains doivent concéder d’importants investissements dans la protection des ressources, les infrastructures énergétiques et la transition vers des modes de transports plus propres. Et la région est bien placée pour le faire. En Amérique latine et Caraïbes, les hydrocarbures représentent deux tiers du mix énergétique, soit moins que la moyenne mondiale (80%). La région dispose d’importants avantages comparatifs dans le secteur de l’hydroélectricité, du lithium et des bio-carburants qui peuvent lui permettre d’enclencher une transition vers un mix énergétique plus vert et de devenir “fournisseur” d’énergie verte à l’échelle mondiale. Cette transition demandera beaucoup d’investissements de la part d’Etats qui ont trop souvent peu de marge de manœuvre budgétaire.

En se désengageant des hydrocarbures, comme l’a annoncé Gustavo Petro en Colombie, en misant sur l’émission d’obligations vertes et sur des initiatives multilatérales en faveur de la protection des ressources naturelles, la région pourrait être à la pointe de la transition énergétique et en faire le socle d’un nouveau modèle économique durable.